Analyse | Il faut garder le numérique uniquement dans les fonctions essentielles

30 juin 2022
SystExt
Déchets électroniques dans une installation de traitement à Kigali, Rwanda | Rwanda Green Fund · 2017 · cc by-nd 2.0
À l’occasion de la journée de l’USI (Unexpected Sources of Inspiration), Aurore Stéphant, spécialiste des risques environnementaux et sanitaires des filières minérales pour le compte de l’association SystExt a tenu un discours poignant sur la catastrophe qui se joue dans nos mines. Alliancy a pu s’entretenir avec cette ingénieure de recherche face à la nécessité d’imaginer des modèles plus vertueux pour soutenir nos transitions numérique et énergétique.

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Article initialement publié dans le média Alliancy.

Alliancy. Dans un récent entretien vidéo, Florian Fizaine, maître de conférences à l’Université Savoie Mont Blanc, rappelait que notre consommation croissante de métaux rares compense largement les promesses de découplage économique rendu possible par la technologie… 

Tout à fait. Il est totalement faux de prétendre que nous avons atteint un découplage économique ; autrement dit une croissance du PIB couplée avec une baisse de la consommation de ressources et des impacts environnementaux. En 2020, dans l’une des dernières publications du Programme des Nations Unies pour l’environnement sur la question de la gouvernance des matières premières minérales, on pouvait lire : « Malgré d’énormes efforts pour dissocier la croissance économique de l’utilisation des ressources, l’extraction des ressources minérales a nettement augmenté ces dernières décennies. Au cours de la dernière décennie, cette augmentation s’est faite à un rythme plus rapide que la croissance économique ». 

C’est donc pire que ce que peuvent prétendre certains économistes. Non seulement il n’est pas possible de parvenir au découplage, mais nous avons réussi à rendre notre système économique encore plus dépendant aux matières premières minérales. Je pense que le progrès technique comporte des limites dans sa capacité à produire davantage tout en limitant les impacts. 

Tout dépend des objectifs que l’on se fixe collectivement. Si on considère aujourd’hui que le but est de donner à la machine une responsabilité supérieure à celle de l’Homme, le progrès technique devient la principale variable sur laquelle nous pouvons agir. Dans cette logique, il y a donc une recherche de métaux et d’énergie sans fin. Je préfère dans mon cas considérer que l’Homme prévaut sur la machine en tant qu’espèce animale respectueuse de son environnement. 

Évidemment, la technologie répond bien à des objectifs cruciaux dans certains secteurs comme la santé ou encore le transport. Mais il n’est plus seulement question de remplacement de métaux par d’autres, il s’agit surtout aujourd’hui de chercher à substituer des usages propres à l’individu au bénéfice de la machine. Cette dérive soulève des questions sociales et culturelles, et elle est catastrophique sous l’angle des ressources. 

Quelle vision défendez-vous vis-à-vis de l’omniprésence de la technologie dans l’idéal d’une croissance "verte" ?

Si vous admettez que nous sommes dans une économie de croissance, le meilleur moyen d’améliorer un système défaillant est de rajouter la mention "verte" pour le rendre acceptable. La croissance verte est née à partir du moment où nous avons pris conscience que le modèle économique que nous avons créé avait ses limites et il a fallu créer ce mythe de la croissance verte. 

Beaucoup de gens ont reproché aux gouvernants de n’avoir  pas davantage communiqué sur le fait que les TIC et les énergies renouvelables consommaient autant de métaux. Mais la critique devrait être tout aussi importante concernant toutes les autres technologies et tous les autres biens de consommation qui font partie de l’ADN de l’économie de la croissance.

Il y a donc une responsabilité partagée, autant du côté de la société civile que du monde de l’industrie ?

Je prendrais quelques précautions avec cette responsabilité partagée car il existe par exemple le syndrome "Kitty" qui fait que personne n’agit face à l’urgence dès lors que plusieurs acteurs sont impliqués. Bien sûr que nous avons tous une part de responsabilité mais il ne suffit pas de se dédouaner en faisant valoir une part d’efforts déjà réalisée, il faut que tous nous nous mobilisions. 

Lors de votre intervention à l’USI, nous avons senti une pointe d’agacement…

Je ne suis pas agacée, mais plutôt en colère vis-à-vis de ce qui se passe dans les filières minérales. J’ai visité plusieurs centaines de sites miniers en France et à l’étranger et j’ai constaté ce que nous faisons subir à l’environnement et aux populations. Toute industrie a des impacts, de l’industrie agroalimentaire à la pétrochimie. Mais les échelles sont très différentes dans l’industrie minière et celadevrait être mis davantage en avant dans l’espace public. La réalité est que des dommages graves et irréversibles surviennent encore aujourd’hui. Il faut taper du poing sur la table.

La récente mesure sur l’homogénéisation des chargeurs de smartphones en Europe est en ce sens une voie à explorer. Mais il faut aller plus loin car un producteur vous dira aujourd’hui que la phase de fin de vie ne le concerne pas. De l’autre côté, le collecteur répondra que si le consommateur ne ramène pas son produit, ce n’est pas de sa responsabilité. Résultat, encore une fois, le syndrome "Kitty" fait des siennes et la responsabilité n’incombe à personne. 

Il faut que le législateur s’impose pour inciter les acteurs à faire de réels efforts. Aujourd’hui, il n’y a aucune régulation véritablement contraignante à l’international sur les activités minières industrielles. S’il n’y a pas d’organismes de contrôle ou bien demécanismes de sanction en cas de non-respect, l’intérêt des régulations s’en voit diminué. . J’irai même plus loin sur la nécessité de mieux légiférer les activités industrielles : il est impératif de faire reconnaître le crime décocide, par exemple.

Tout s’accélère à vitesse grand V, est-ce un peu tard de réagir maintenant selon vous ?

Pour beaucoup c’est le cas mais je ne fais pas partie de ceux qui entrent dans ce véhicule et attendent de se prendre le mur. Je refuse de croire que l’humanité n’est pas dans la capacité d’agir collectivement pour s’en sortir ou du moins limiter les dégâts. A SystExt, notre objectif est qu’une grande partie de la population s’empare de ces enjeux afin qu’une part substantielle de cette catastrophe puisse être évitée. 

Nous travaillons sur les impacts environnementaux, humains et sociaux de l’industrie minérale mais vu l’ampleur des problématiques qu’elle pose, nous avons dû faire des choix. Nous nous concentrons donc sur les pratiques les plus dévastatrices comme le déversement volontaire de déchets miniers. 

Florian Fizaine me parlait également du pic de Hubbert qui permet de modéliser la courbe de production du pétrole en fonction de sa disponibilité… Cette analyse peut-elle être appliquée au sujet des minerais ?

Ce n’est pas comparable en tous points car les métaux ont des caractéristiques propres. En matière de métaux, la question de la disponibilité est beaucoup plus difficile à évaluer. Plus le temps avance et plus les exploitants se dotent de capacités leur permettant de valoriser des teneurs de plus en plus faibles. 

Le deuxième enjeu, c’est que de nouveaux métaux sont arrivés dans le débat public comme le lithium. Ce dernier polarise toutes les attentions notamment pour soutenir la transition vers la mobilité électrique. 

La troisième problématique dans les métaux c’est que le système n’est pas tout à fait linéaire car ils dépendent les uns des autres. Certaines matières minérales n’ont pas leur propre mine : on parle de co-produits de filières. Par exemple, le gallium est un co-produit des mines d’aluminium, l’indium est un co-produit des mines de zinc… 

Le cobalt est par exemple dépendant des productions nickélifères et cuprifères et chaque filière dispose de ses propres usages, parfois concurrentiels. Cela complexifie grandement les projections. Ainsi, la tendance aujourd’hui consiste à penser que face à l’augmentation exponentielle de l’offre, nous continuerons de creuser plus profond ou sur de surfaces de plus en plus grandes pour aller chercher des minerais de moins en moins concentrés.

Olivier Vidal définit un « point critique », qui correspond schématiquement au moment où l’énergie nécessaire pour la récupération du métal deviendra beaucoup trop chère. Rendez-vous compte que nous sommes en train d’extraire de l’or sous forme d’atomes dans des minéraux ou sous forme de paillettes inférieures à 50 microns dans des gisements qui contiennent des millions de tonnes de roches.

L’arrivée massive de la diversification métallique dès le XXe siècle a une influence majeure sur les dynamiques économiques en cours aujourd’hui.

Sur la question de l’économie circulaire, la Commission européenne s’y intéresse de près et cherche à développer des modèles vertueux et cohérents à l’échelle territoriale…  

Il est possible d’apporter plus de cohérence mais cela nécessite de travailler sur l’objet. Il y a donc une question de territorialisation des filières métalliques d’une part et de questionnement de notre rapport au métal d’autre part. Si nous utilisons du métal c’est parce qu’il est très résistant (pour la plupart d’entre eux)et le jeter à la poubelle ou le mettre en décharge est une aberration.

Néanmoins, il faut que le recyclage soit envisagé mais en dernier recours. La première chose à faire est de développer des filières qui durent dans le temps pour ne pas se poser la question de la fin de vie aussi rapidement. Et à titre individuel et collectif, nous devons aussi nous demander : de quoi avons-nous réellement besoin pour nos usages du quotidien ? 

La sobriété est tout autant essentielle et la pensée de Philippe Bihouix est en ce sens cruciale : il faut privilégier les dispositifs dont les fonctionnalités sont simplifiées et arrêter de penser qu’un smartphone peut remplacer tous nos usages. Il nous faut aller au-delà de la sobriété numérique et tendre vers la sobriété tout court. Je suis pour le fait qu’on parvienne à retirer le numérique partout où c’est possible. Il faut garder le numérique uniquement dans les fonctions essentielles comme l’industrie, la réflexion collective, la santé ou encore le système bancaire.

Je ne demande pas de révolution contre le numérique mais je n’en ai pas besoin pour bon nombre de mes usages personnels et pourtant on me l’impose au quotidien. J’aimerais à minima que l’on me propose une version numérique et non-numérique pour les services auxquels j’accède pour par exemple envoyer un colis ou encore valider une opération bancaire.